LE BANC DE MAQUEREAUX Je vis trois ou quatre hommes en ciré qui descendaient au quai par le sentier. — Ma parole, Tomäs, ils vont aller pêcher le maquereau cette nuit! — Sûrement. J'irai te chercher aussitôt sorti de table. On s'amu- sera dans les curraghs pendant qu’ils chargeront les filets à bord. — C'est ça. Ne sois pas long, dépêche-toi. Mon père était déjà à la maison, ses filets préparés pour la nuit. Je commençai à engloutir mon dîner en toute hâte. — Qu'est-ce que tu as à être aussi pressé, petit fou? dit mon grand-père. — Nous allons sur le quai, Tomäâs Owen Vaun et moi. — En vérité, tu ferais mieux de manger convenablement. — La pêche sera sûrement bonne cette nuit. — C'est probable, avec tous les fous qui volaient aujourd’hui, dit mon grand-père en allumant sa pipe avec de la braise. Je n'en ai jamais vu autant qu'aujourd'hui. Le quai en était couvert. Tomâs arriva en mâchant un trognon de pain. — Dépêche-toi, dit-il. — Ne fais pas comme le corbeau, ne t'étrangle pas, dit mon grand-père en riant. Je me levai de table et nous courûmes sur le quai. J'allai dans le curragh de mon père et Tomäâs dans celui du sien. J'étais tout heureux de regarder la mer et d'entendre le clapotis de l’eau contre le bateau. Au bout d’un moment, je mis une rame dans l’eau et m'amusai tranquillement à l’enfoncer lorsque, je ne sais comment cela se fit, j'en donnai un coup qui fit bondir le cur- ragb; il heurta un rocher et les deux hommes qui étaient debout sur un banc en train de tirer leurs filets à bord, tombèrent. — Qu'est-ce que tu as fait là, sacrebleu? cria Shaun Tomäs qui était à côté de moi. Il me prit par la tête et les jambes et me balança en faisant mine de me jeter par-dessus bord. Je jetai un cri en me sentant au-dessus de la mer, car je croyais vraiment qu'il allait m'y jeter, mais il me ramena vite en arrière. Après cela, je restai sage comme une image, le cœur battant aussi fort que celui d’un oiseau que l’on prend dans sa main. Il y avait déjà des curragbs qui sortaient du port et se dirigeaient vers l’ouest, le long de la plage. Quand mon père fut prêt, ils me mirent hors du curragb qui s’en alla. En remontant, je rencontrai Tomâs. — Sais-tu où nous pourrions aller maintenant? dit-il. Au-dessus de la plage et on aurait le spectacle de la pêche. Il n'y avait pas une vieille femme du village qui ne fût déjà là- haut, accroupie sur ses talons, en train de contempler les cur- ragbs. La soirée était très calme. C'était une vue splendide que celle qui s’offrait en regardant vers l’île Jaune les curragbs fondre sur les bancs de maquereaux comme de grands oiseaux noirs. Il n’y avait pas à chercher à comprendre ce que disaient les vieilles femmes maintenant. Elles poussaient de tels cris que l’écume leur en venait à la bouche. — Que le diable emporte, criait l’une d'elles à son mari. Jette donc le bout de ton filet derrière eux! — Bravo, Dermod, bravo, mon amour! criait une autre en voyant que son mari ramenait son filet bien plein. L'une d'elles, Kate O’Shea, les cheveux au vent comme une folle, hurlait : — Que le diable t'emporte, Tigue! Ramasse ton filet et va-t'en au sud de la passe, tu y attraperas assez de poissons pour en nourrir les morts! Ah, quelle pitié d’être mariée à un pareil bon-à-rien! — Allez toutes au diable, vous faites fuir le poisson avec vos glapissements! cria un pêcheur en entendant le tintamarre qui venait du rivage. Tomâs et moi mourrions de rire en voyant toutes ces vieilles. Elles avaient jeté leurs châles et agitaient les bras vers leurs maris en leur criant d’aller ici et puis d’aller là jusqu’à en abasourdir le poisson lui-même. À présent, la mer était aussi lisse qu'un miroir. L'on pouvait entendre le clapotement des maquereaux qui avaient été pris par les filets ou qui fuyaient éperdument vers la surface dans l'espoir d'y échapper, car il faisait encore assez jour pour qu'ils pussent voir les filets. Bientôt Shaun Fada vint du village avec Shaun Michael et le Pûncân *. * Sobriquet de vieillard. Ils se plantèrent au milieu des femmes pour les regarder. — Nom d’un cheval blanc **! quelles vieilles folles! dit Shaun Michael. ** Juron irlandais. — Oh oui, en vérité, approuva le Pûncân en lançant un grand jet de jus de tabac. — Par les cornes du diable, avez-vous donc toutes perdu la tête? cria Shaun Fada aux femmes. — Que le diable t’emporte, mon garçon, qu'est-ce que tu as donc? dit le vieux Mickil qui était étendu dans l'herbe. — Ce que j'ai? j'ai que ces phoques femelles me cassent la tête! — Le diable lui-même ne pourrait faire taire quelques-unes d’entre elles! Les clameurs des femmes avaient encore grandi et Kate O'Shea se distinguait spécialement. — Kate mène le bal, dit Shaun Michael. — Le diable lui-même perdrait la tête, elle a un gosier d’airain. — Ma parole, dit le vieux Mickil en se levant sur son coude, il y a une demi-heure que je suis ici, et elle n’a pas arrêté de beu- gler comme un veau marin. — Regarde, dit Tomäs, ton père ramène encore une fois son filet. Le tapage prit fin. Personne ne disait mot. Vous auriez pu croire qu’une main s’était abattue sur toutes les bouches. Chacun regardait mon père ramener son filet. — En vérité, dit Shaun Michael, je parie qu'il y a tellement de poissons que le filet en tombe droit au fond. Mon cœur sauta de joie. Mon père avait tiré haut le filet, Chaque maille contenait un maquereau. — Ma parole, je doute qu'il puisse les ramener tous à terre, dit Shaun Fada. — Qu'est-ce que ça lui fait? dit le Pâncân en crachant à nou- veau du jus de tabac, tandis qu’une traînée de salive brune lui coulait sur le menton. — Ah, malheur, mon garçon, il va être obligé de couper le filet, dit le vieux Mickil. ~ Qu’est-ce que tu racontes? dit le Pûncân, — Tu vas bien voir, sacrebleu. — Que le diable vemporte! Est-ce que tu connais quelque chose a la péche? — Je m’y connais toujours autant que toi, répliqua le Pincan en crachant de nouveau. —En vérité, tu n’as jamais péché grand-chose, vieux corbeau! Le curragh de mon pére ne sortait plus de l’eau que d’un Pouce. Hi prit son couteau. ~ Regarde un peu, dit Shaun Fada, il va couper le filet. ~ Vraiment, oui, nom d’un cheval blanc! dit le Pénc4n. Alors un tumulte s’éleva dans les curraghs en voyant mon ~ Pour l'amour de Dieu, Shaun, garde-le pour Tigue! Comme il savait que Tigue n’était Pas bien riche, mon pére cria 4 Kate daller Pappeler. Elle sauta Sur une pointe du rocher Pour appeler son mari qui était en arriére a Ventrée de la Petite Passe. Chacun S'attendait a la voir se noyer. ~ Mis€ricorde divine, dit te vieux Mickil, quelles furies que les femmes de l'Ouest! — Nom d'un cheval blanc, elle est pire qu'une brebis enragée, dit Shaun Michael, — Tant qu'elle ne se noiera pas, Ca ira bien, dit Shaun Fada. Ah que Dieu éloigne de nous le malheur! — Amen, dit le Pincan, qui n’omit pas de cracher. Lorsque Tigue entendit les appels de Kate, il rebroussa che- min, ~ Qu’est-ce que tu veux? lui cria-t-il, ~ Dépéche-toi, pour Yamour de Dieu, Shaun Leesh a coupé son filet et te garde le morceau. 2 ~ Ce garcon n’aura Pas eu la nuit dure, dit Shaun Fada. ~Je vais aller attendre mon pére sur le quai, Tomas, dis-je en me levant. ~ Bon, moi j'attendrai le mien ici, dit-il, Je partis en courant et le chemin fut vite fait. Je passai d’abord par la maison. Mon grand-père était en train de fumer près du feu. — Où étais-tu tout ce temps? demanda-t-il. — J'étais là-haut au-dessus de la grève. Mon père va bientôt rentrer car son bateau est plein. — Que Dieu te bénisse pour la bonne nouvelle. — Viens dehors les voir, dis-je en ressortant. Mon grand-père me suivit. — En vérité, tu as raison. Attends que je mette l’eau à chauffer et nous irons à leur rencontre. Arrivés au quai, nous vîmes le curragh qui entrait dans la rade, jusqu’au plat-bord plein de poissons. — Qu'est-ce que vous allez faire maintenant? cria mon grand- père. — Je ne sais pas, répondit mon père. Qu'est-ce qui est le mieux ? — Commencez toujours par rentrer. Mon père aborda le long du quai. — Alors Owen, dit Shaun Tomâs en se mettant debout dans le curragb, tu es de bon conseil et es un vieux loup de mer. Quel est ton avis? Mon grand-père leva la tête et regarda le ciel. — Premièrement, dit-il au bout d'un moment, le temps est beau. Secondement, il est clair. Comme vous avez toute la nuit devant vous, le mieux serait d'aller jusqu’à la ville. — Je veux bien, dit Shaun Tomäs. — Alors, dit mon père, nous ferions bien de repartir, à la grâce de Dieu. — Vous avez le temps de monter prendre une goutte de thé, dit mon grand-père. Je tiendrai les rames jusqu’à ce que vous reveniez. Ils y allèrent pendant que mon grand-père et moi montions dans le bateau. Les poissons y étaient empilés innombrables, nets et brillants. Des centaines d’yeux miroitaient dans l’eau. — Comment appelles-tu ces étincelles, grand-père? — C'est de la phosphorescence. Rentre la tête ou tu vas tom- ber par-dessus bord. Mon père et ses deux compagnons furent bientôt revenus. — Ma parole, Owen, dit Shaun Tomäs en enfilant ses bottes, tu pourrais encore tenir toute une nuit jusqu’à Carrig Valach. — Aussi bien que quiconque, ma parole. Shaun se mit a l’arriére et me fit descendre. Mon grand-pére me suivit. ~ Vous n’emportez pas la voile? Le vent peut souffler pendant une partie du chemin. — Tu as raison, dit mon pére en allant la chercher. ~ Bonne chance! leur dit mon grand-pere tandis qu’ils sor- taient de la crique. Nous rentrames a la maison. Maura et Eileen avaient allumé une belle flambée. — Je te jure que j’ai eu chaud pour revenir, dit mon grand- pére. — On se fatigue vite quand on est vieux, n’est-ce pas, grand- pére? — Oui, mon chéri. En vérité sais-tu comment la vie de l'homme se partage? Vingt ans a pousser, vingt ans en fleur, vingt ans a se courber et vingt ans 4 décliner. Tu ne m’as jamais entendu dire cela, hein? ~ Et dans quelle partie es-tu maintenant? ~ Dans la dernière partie, et je rends gràce au Seigneur de ses bienfaits. Mais il est ’heure de se coucher. Agenouillons-nous et récitons le Rosaire.